Admirateurs et Détracteurs
Gustave Moreau, de tempérament assez taciturne, était considéré par ses contemporains comme un peintre mystérieux. Moreau ne connut pas le succès populaire qui attire les foules (le cherchait-il ?) mais il obtint très vite une grande renommée dans les milieux de la haute bourgeoisie lettrée et cultivée. Il était recherché dans les salons les plus aristocratiques de Paris, comme celui de la comtesse Greffulhe - qui inspira à Proust sa célèbre Duchesse de Guermantes. Moreau était reçu dans le salon de la princesse Mathilde, cousine de l'empereur Napoléon III.
Ami intime du comte Robert de Montesquiou, arbitre des élégances de la fin du XIXe siècle, Moreau était célébré dans les cercles littéraires : aucune œuvre d'artiste ne fut plus paraphrasée en vers et en prose que celle de Moreau. Les jeunes dandys des années 1890, tels Oscar Wilde ou Marcel Proust comptaient Moreau parmi leurs artistes préférés avec Botticelli, Puvis de Chavannes, Turner ou Burne-Jones. Claude Debussy l'admirait beaucoup et songeait à un drame lyrique inspirée d'Orphée.
Professeur à l'école des beaux-arts à partir des années 1892, il restera dans l'esprit des Fauves - Matisse, Rouault, Marquet et les autres - comme un maître ouvert à la nouveauté, à la liberté et à la couleur.André Breton, chef du mouvement surréaliste et habitant tout près du musée Gustave-Moreau, fut profondément troublé par la peinture de Moreau. Il en fut l'un des admirateurs les plus passionnés.
Moreau inspirera aussi des sentiments plus contradictoires à ses contemporains. Ses pairs et ses collègues artistes auront toujours du mal à le classer parmi eux dans un des nombreux mouvements artistiques du XIXe siècle. Il échouera à plusieurs reprises au Prix de Rome et ne sera élu professeur qu'à l'âge de 66 ans... Vénéré ou haï, Gustave Moreau n'a jamais laissé indifférent.
Robert de Montesquiou
Esthète et poète, Robert de Montesquiou (1855-1921) est un admirateur inconditionnel de Gustave Moreau qu'il introduit au sein de l'aristocratie du Faubourg Saint-Germain.
Il fréquente le peintre dans sa maison du 14 rue de La Rochefoucauld dont il laissera une description dans Altesses sérénissimes (1907).
En 1906, il organise à la galerie Georges Petit avec sa cousine la Comtesse Greffulhe, la première rétrospective consacrée au peintre à partir d'œuvres provenant de collections privées.
"Recherchons donc ensemble, si vous le voulez bien, quel est le caractère principal de l'œuvre de Gustave Moreau.
Après l'avoir examinée a loisir, dans toutes ses parties, depuis déjà bien des ans, je suis arrivé à cette conclusion -que plusieurs d'entre vous partageront peut être avec moi- qu'elle est un refuge. Et je ne peux dire seulement un refuge pour le regards amoureux de riches coloris, et pour les pensées éprises d'étranges rêves : cela va de soi, et ne représente de la question que son côté extérieur et plastique. Non, il en est plus métaphysique et plus profond. Disons donc de l'œuvre de Gustave Moreau, en tant que refuge qu'elle est LE REFUGE DES DIEUX"
Robert de Montesquiou, Altesses sérénissimes, Paris 1907
Eugène Fromentin
Eugène Fromentin (1820-1876) et Gustave Moreau se rencontrèrent en 1854, vraisemblablement dans l'atelier du peintre Théodore Chassériau. Fromentin recommande Moreau pour l'exécution du chemin de Croix de l'église Notre-Dame à Decazeville (Aveyron).
Les liens entre les deux artistes vont se distendre, notamment après la publication en 1876 des Maîtres d'autrefois. Moreau se montre sceptique sur le chapitre que Fromentin consacre à Rembrandt, un de ses peintres fétiche.
Au sujet de Fromentin, il aura cette formule vengeresse "aimant beaucoup le dessous des choses, non pas le fond ce qui n'est pas du tout le même "
"M. Gustave Moreau habite un monde supérieur, celui des idées ; il cherche pour des pensées très rares, des moyens d'expression inusités ; la langue courante lui parait vulgaire. Ce serait mal le juger que de lui supposer une propension maladive à la subtilité et à la bizarrerie ; il n'est subtil qu'à son corps défendant, et faute de pouvoir être simple. Habitué à se mouvoir à l'aise dans les régions du rêve et de l'idéal, il s'embarrasse et trébuche quand il lui faut redescendre sur terre."
Eugène Fromentin, Œuvres complètes, Paris, 1984, extrait
Théophile Gautier
Sympathisant des romantiques, Théophile Gautier (1811-1872) participe en 1830 aux côtés de Victor Hugo à la bataille d'Hernani. Il se détache ensuite du romantisme avec la publication en 1835 du roman Mademoiselle de Maupin et en 1852 du recueil de poèmes Emaux et camées.
Dans ses critiques d'art, il s'intéresse en termes plutôt élogieux aux œuvres de Gustave Moreau. La présentation au Salon de 1864 de Œdipe et le sphinx fait sensation. Théophile Gautier rapporte ce coup de théâtre et parle d'un "Hamlet grec".
"La physionomie de l'œdipe, espèce d'Hamlet grec posé en face du problème de la vie, mais plus résolu que le prince de Danemark, répondait assez à certaines aspirations idéales et sa rêverie prenaient des apparences de profondeur : l'exécution archaïque, imitée des premiers maîtres de la renaissance italienne, avait, à défaut d'originalité virtuelle, le mérite d'isoler l'œuvre de l'habileté banale et courante de lui donner un air dédaigneux des façons à la mode. L'Œdipe et le Sphinx de M. Gustave Moreau devait commander et commanda l'attention."
Théophile Gautier, Extrait du "Salon" paru dans Le Moniteur universel, 9 juillet 1865
Odilon Redon
Le séjour que fit Odilon Redon (1840-1916) durant son enfance dans le domaine familial de Peyrelebade sera déterminant pour l'œuvre future de l'artiste. Ce plein isolement de la campagne éveille en lui, des rêveries fantasmagoriques présentes toute sa vie dans son œuvre.
Si les lithographies visionnaires de Rodolphe Bresdin le fascinent, c'est la présentation au Salon de 1864 de Œdipe et le sphinx de Gustave Moreau (New York, Metropolitan Museum of Art), qui lui redonne confiance en sa vocation d'artiste. Au Salon de 1878, il est ébloui par l'aquarelle Phaéton (Paris, Louvre, Département des arts graphiques, Fonds du musée d'Orsay) dans laquelle il saluera l'extraordinaire représentation du chaos.
"Ce maître, (car c'en est un, s'il faut donner pleinement ce titre à ceux qui commandent assez aux autres et à eux-mêmes pour arriver au plein essor de leur originalité), ce maître n'a point quitté, depuis son début, les légendes de l'antiquité païenne, et les présente sans cesse sous un jour nouveau. Voilà de la création véritable sur un vieux fonds, il trouve un fruit nouveau. C'est que sa vision est moderne, essentiellement et profondément moderne, c'est qu'il cède docilement surtout aux indications de sa propre nature."
Odilon Redon, A Soi-même, Paris 1961.
Edgar Degas
Edgar Degas (1834-1917) rencontre Gustave Moreau, lors du séjour en Italie. Très admiratif de son aîné, il en laisse un portrait assis toujours conservé au musée. Leur divergence finira par l'emporter sur l'amitié et une visite que Degas fit au musée de la rue de La Rochefoucauld le dissuada même de créer à son tour son propre musée.
"Moreau l'entreprit un jour : "Vous avez donc la prétention de restaurer l'art par la danse ?
- Et vous riposta Degas, prétendez-vous la rénover par la bijouterie ?"
Paul Valéry, DEGAS DANSE DESSIN, Paris (1938), Extrait
Emile Zola
Auteur prolixe notamment du cycle des Rougon-Macquart, écrit entre 1871 et 1893, Emile Zola (1840-1902) s'illustre également avec la publication en 1898 de "J'accuse" lettre ouverte au président de la République en faveur de Dreyfus.
Tenant engagé du réalisme, il stigmatise dans ses critiques de salons l'œuvre de Gustave Moreau comme "la plus étonnante manifestation des extravagances où peut tomber un artiste"
"Il peint ses rêves, non des rêves simples et naïfs comme nous en faisons tous, mais des rêves sophistiqués, compliqués, énigmatiques, où on ne se retrouve pas tout de suite. Quelle valeur un tel art peut-il avoir de nos jours ? C'est une question à laquelle il n'est pas facile de répondre. J'y vois comme je l'ai dit une simple réaction contre le monde moderne. Le danger qu'y court la science est mince. On hausse les épaules et on passe outre voilà tout."
Emile Zola, "Salon 1876" paru dans Le Messager de l'Europe, Saint-Petersbourg, juin 1876