Fée aux griffons (Grisaille)
Parmi les sujets qu’enfanta l’imagination prolifique de Gustave Moreau celui de la fée aux griffons, récurrent dans son Œuvre, n’est pas le moins énigmatique. Cette iconographie s’impose comme une nouvelle variation autour de la question, chère au maître symboliste, du corps féminin inaccessible ou mortifère. Représentée le plus souvent étendue ou assise au fond d’une grotte – métaphore du sexe féminin – cette fée est sœur de Galatée, Hélène, Dalila ou Salomé.
Cette grisaille est sans doute le premier état d’une peinture laissée inachevée. Moreau ne la signa pas mais devait en être satisfait puisqu’il « l’enchâssa » dans un beau cadre néo-Renaissance du même modèle que celui de Jupiter et Sémélé exposé au troisième étage (n° 91). Un dessin (MGM. Des. 3574) et deux peintures de petites dimensions (MGM. Cat. 714, Cat. 885) peuvent en être rapprochés. Ils en diffèrent en ce que le bras droit de la fée n’est pas étendu le long du corps mais replié derrière la tête. Dans cette grisaille – comme dans une aquarelle d’un chromatisme somptueux exposée salle C (Cat. 582) – la fée apparaît debout.
Au fond d’un défilé, encadrée par d’obscures masses rocheuses, elle s’inscrit sur un ciel menaçant déjà gagné par les ténèbres. Ayant rejeté le manteau doré qui la drapait, elle s’offre nue aux regards. L’œil fixe, elle scrute le lointain dans l’attente du chevalier ou du poète jugé digne de faire sa conquête. La lyre suspendue à son côté l’assimile à une poétesse ou une muse. Sa physionomie peut être rapprochée de celle d’Hélène, iconographie dont Moreau laissa plusieurs variantes (la plus accomplie fut exposée au Salon de 1880). Comme l’héroïne troyenne elle est coiffée d’une couronne de perles et tient dans sa main, tel un sceptre, la fleur de lotus. L’artiste en parle comme d’une « beauté suprême et royale [...] gardée par des griffons qui la tiennent à l’abri des entreprises téméraires du vulgaire ». Ces derniers s’ébattent à ses pieds subjugués.
Animal hybride, le griffon possède la tête, les ailes de l’aigle et le corps et les pattes du lion. Nombres de mythes et légendes en font les gardiens des trésors et des secrets. Les analogies entre les lignes sinueuses que définit le corps marmoréen de la fée et celles du corps d’Omphale (Hercule et Omphale, MGM, Inv. 13989) ou de la Sirène (Le Poète et la Sirène, MGM. Cat. 66) sont évidentes.
Les lignes sinueuses que définit le corps marmoréen de la fée contrastent avec la rectitude de la colonne amalgamant divers éléments architecturaux dont un chapiteau ionique. Elle s’élève sur ce qui semble un autel de sacrifice de type grec et est surmontée d’une urne dans laquelle sont enclos, les mystères dont cette nouvelle Sibylle est l’inquiétante gardienne. Moreau réunira de nouveau ces deux éléments dans le dessin de son monument funéraire et de celui identique d’Alexandrine Dureux, au cimetière Montmartre (Des. 12813) s’offrant, au terme de son existence, les réceptacles où enfermer à jamais les secrets de sa vie d’homme et d’artiste si âprement défendus durant son existence.